L’Union européenne, épicentre d’une crise systémique ?
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Cet article fut publié fin 2012 dans « L’Etat du monde 2013 », recueil d’analyses sous la direction de Bertrand Badie.

Ancien député vert européen, Alain Lipietz continue d’animer la réflexion dans et hors du mouvement EELV sur les questions de politique nationale, européenne et internationale. Nous le remercions de bien vouloir mettre à disposition ses contributions sur le site de la Commission Europe.

 

À la fin des années 1980, l’Europe semblait affronter la crise ouverte dix ans plus tôt dans une bien meilleure position que les États-Unis, le Japon ou l’Union Soviétique. Vingt ans plus tard, l’Europe apparaît au contraire comme le « continent malade ». Il semble focaliser la crise des dettes souveraines, nouvel avatar de la crise mondiale, ouverte en 2007 avec la crise des subprimes, aux Etats-Unis. Lesquels, quoique bien plus endettés, peuvent se permettre de vilipender les risques que la mal-gouvernance européenne font courir à l’économie mondiale ! Comment comprendre un tel retournement ?
Il faut d’abord saisir la succession de modèles de développement entrés en crise depuis la Seconde guerre mondiale, ce qui permettra de comprendre les relatifs succès européens et la nature des difficultés présentes. Ces difficultés tiennent moins aux « fondamentaux » économiques et sociaux de l’Europe (relativement sains et porteurs d’avenir) qu’à l’incapacité du continent à se doter d’un espace de décision politique permettant de mener, d’une main vigoureuse, sa barque dans la tempête en cours, où s’affrontent de grands blocs constitués en États, qui peuvent être par ailleurs fédéraux : les Etats-Unis, la Chine, l’Inde, la Russie…
I – Les avantages initiaux de l’Union européenne
L’Union Européenne est née du plan Marshall, c’est à dire de la volonté des Etats-Unis de projeter sur le reste du « Monde libre » leurs propre modèle de développement, qu’illustrent les noms de Roosevelt, de Ford et de Keynes. Face à la crise des années 1930, crise du modèle libéral classique, le New Deal rooseveltien, par une série de réformes de la fiscalité, de la régulation bancaire, et surtout des relations professionnelles (avec le renforcement du pouvoir de négociation des syndicats, permis par le Wagner Act), avait offert à la production de masse des usines fordiennes un débouché massivement croissant : la consommation populaire. L’Europe de l’après-guerre ajoutera à ce modèle un puissant État-providence.
Les généraux américains en charge de la reconstruction des États vaincus, McArthur au Japon, Marshall en Europe, épaulés par des économistes et des politiciens clairvoyants à Washington, avaient compris l’intérêt pour les États-Unis de reconstruire à leurs côtés des partenaires forts, qui seraient d’abord leurs principaux clients. Marshall poussa l’Europe de l’Ouest à se constituer en vaste marché pour les biens d’équipement américains, et, de fait, la Communauté européenne du charbon et de l’acier, germe de l’Europe actuelle, régulait à la ois la distribution de l’aide du plan Marshall et la reconstruction de la puissance économique européenne. Comme le Japon, la « petite Europe » (6 membres) de la Communauté économique européenne (CEE) grandit ainsi très vite, en suivant le modèle de l’American Way of Life.
Plus importante encore était la volonté des peuples européens d’en finir avec deux millénaires de guerres perpétuelles, jusqu’au paroxysme de 1939-1945. L’aspiration à une véritable Europe politique, expression d’une civilisation commune, était réelle, mais pour l’heure l’Europe restait fragmentée en États nationaux regroupés en deux blocs hostiles sous l’hégémonie des États-Unis et de l’Union soviétique, et une partie significative de l’intelligentsia progressiste française manifestait dès 1954 son hostilité à une « Communauté européenne de défense ».
Le modèle de développement « fordiste », fondé sur un couplage, régulé par l’État national, de la croissance de la productivité et du pouvoir d’achat, risquait de se heurter à cette fragmentation de l’espace politique européen. La menace ne fut guère sensible les premières années. Mais l’adhésion à la CEE, en 1973, de trois pays de l’Association économique de libre-échange (pilotée par la Grande-Bretagne) aggravait le problème, par l’entrée de pays moins enclins à partager un projet de développement commun.
Le choc pétrolier de 1974 aiguisa la nécessité d’exporter, entre les pays européens eux-mêmes. Ces pays, qui jusque là rectifiaient sans trop de difficultés leurs petits déséquilibres commerciaux, se lancèrent dans une concurrence ravageuse : « l’austérité compétitive ». En fait, au début des années 1980, le modèle « fordiste » de l’après-guerre était répudié dans le monde entier, et la concurrence de tous contre tous se déchainait. La tendance la plus générale, promue par les États-Unis et la Grande-Bretagne, révoquait l’aspect social du compromis fordien : remise en cause de l’État providence et des conventions collectives. On espérait de la baisse du coût salarial une croissance de la compétitivité externe et « donc » de la production, alors que, par effet de composition, une stagnation générale étoufferait bien vite les gains que chaque pays pouvait espérer d’une croissance des exportations.
Mais une autre orientation était possible, fondant la compétitivité sur la qualification des travailleurs et leur implication dans la qualité des produits et processus de production. Souvent assimilée à la stratégie japonaise (le « Toyotisme »), elle caractérisait assez bien la zone scandinave, l’Allemagne rhénane, l’Arc alpin et ses franges allemandes et italiennes. Au contraire, la Grande-Bretagne et la France s’orientaient vers le modèle de « flexibilisation » du salariat. L’entrée des trois pays du Sud (Grèce en 1981, Espagne et Portugal en 1986) renforça le camp des pays européens en compétition par les bas salaires.
Et pourtant la Communauté sembla trouver un certain équilibre. Dans le nouveau modèle dominant à l’échelle mondiale, libéral dans ses relations professionnelles mais tout aussi productiviste que le fordisme dans sa gloutonnerie à exploiter les ressources naturelles, la configuration européenne faisait bonne figure par rapport à l’Amérique et à l’Asie, totalement dépourvus de forme de régulation sociale et fiscale collective. Les États-Unis voyaient fuir leurs industries vers les pays à bas salaires. Les pays d’Asie de l’Est profitaient de leurs bas salaires pour accélérer une stratégie centrée sur l’exportation, en imitant toutefois le modèle japonais d’escalade des filières technologique (upgrading), grâce à un haut niveau d’investissement dans l’éducation.
L’Union européenne au contraire présentait une hiérarchisation ordonnée de ses espaces productifs, autour d’un cœur très qualifié et spécialité dans la production des biens d’équipement (l’Europe du Nord), avec un périphérie, tout aussi compétitive , mais dans les produits banaux et par les bas salaires. Les plus menacés étaient les pays intermédiaires (la Grande Bretagne et la France), aux salaires trop élevés par rapport au Sud et pas assez qualifiés par rapport à l’Allemagne ou la Scandinavie. Mais l’ensemble de la Communauté présentait un espace de complémentarité relativement stable.
II- La déstabilisation
Cette stabilité reposait d’une part sur une réelle autosuffisance de l’Europe et une haute compétitivité de son noyau central par rapport aux pays tiers (Amérique et Asie), d’autre part sur le dynamisme de la demande que ce noyau adressait à sa périphérie. À la fin des années 1980, l’Europe exportait vers le reste du monde, notamment vers les Etats-Unis, en survalorisant son propre travail (quand on compare les exportations en dollars courants et leur valeur en parité de pouvoir d’achat). Mais les choses commencèrent à changer sous la pression de la concurrence asiatique. Pour résister, l’Europe n’avait qu’une solution : assumer clairement et collectivement la course au upgrading dans laquelle l’entraînait l’Asie, la montée permanente dans l’échelle des qualification. C’est cette volonté stratégique unitaire européenne qui fit défaut, ainsi que l’acceptation, par les pays centraux, de servir de débouché aux pays périphériques européens.
La montée des périls
Déjà, l’industrialisation des « dragons asiatiques » ne relevait plus de la simple délocalisation d’industries peu qualifiées vers quelques « États ateliers ». Et dans les années 1990, deux immenses pays asiatiques basculaient vers le modèle libéral, la Chine et l’Inde. Ces pays (mais aussi les Philippines, l’Indonésie, la Malaisie, le Vietnam…), adoptaient la même stratégie exportatrice que leurs prédécesseurs coréen ou taïwanais, mais (cette différence sera plus tard décisive) en disposant d’immenses marchés intérieurs et de ressources de main d’œuvre pratiquement illimitées. Les premiers dragons asiatiques s’en tiraient par une accélération de leur upgrading et atteignirent bientôt le niveau de qualification de la Grande-Bretagne sur certaines branches des nouvelles technologies. L’Asie nouait le même type de complémentarité vertueuse que l’Europe, avec le Japon comme modèle et marché central et comme fournisseur de biens d’équipement, mais avec une capacité exportatrice illimitée sur une échelle croissante de qualifications.
L’Europe ignora d’abord ce nouveau défi. Oublieuse de l’Histoire qui depuis l’antiquité replace périodiquement la Chine au centre du monde, elle réduisait la rivalité asiatique au problème de la concurrence sur les industries banalisées et au vieil Accord Multi-Fibres limitant cette concurrence. En réalité, il aurait fallu lancer dès les années 1980 un programme de remontée vers le haut de l’ensemble de la hiérarchie européenne, incitant sa « périphérie » à suivre la trajectoire coréenne d’investissements massifs dans la recherche et l’éducation.
De fait, des programmes de modernisation furent prévus lors de l’adhésion des pays méditerranéens et de l’Irlande. Mais cette croissance périphérique financée par des transferts mal contrôlés ne fut pas sans effets pervers. La périphérie s’installa dans l’attente des subventions européennes, qui dispensaient l’Irlande de taxer les entreprises venant s’y localiser. Ce dumping fiscal lui permit, en deux décennies, d’atteindre un des plus hauts niveaux de produit brut par personne, mais de façon largement artificielle.
La catastrophe libérale
À la fin des années 1980, la conscience de la nouvelle puissance européenne fondée sur son unité vint se marier en une étrange chimère avec le mythe alors dominant du caractère autorégulateur des marchés. Cette chimère prit en 1987 la forme d’un traité, l’Acte unique, qui unifiait complètement le « marché unique » en effaçant toutes formes de « protectionnisme mesquin » (c’est à dire réglementaire) entre pays de la Communauté. Mais cela, sans aucune progression de la régulation politique, telle que l’harmonisation des règles fiscales ou sociales. Dans l’atmosphère libérale, ce programme insensé s’imposa avec la caution de la majorité des économistes, qui avançaient des estimations mirobolantes sur le gain de croissance qui résulterait de cette libéralisation sans harmonisation. L’Acte unique fut adopté dans l’indifférence générale des populations et dans l’enthousiasme des dirigeants. Les marchandises et surtout les capitaux pouvaient désormais circuler librement à travers toute l’Europe.
Certes, cette étape impliquait une intense production de normes unificatrices au sein de la Communauté. Le maître d’œuvre de l’Acte unique, Jacques Delors, président de la Commission européenne, espérait que cette dynamique entrainerait un sursaut d’unification politique. Mais l’idéologie libérale poussa l’Europe à s’unifier à travers des règles et non par la délibération politique.
Expression de cette dérive : le traité de Maastricht (1992). La course à l’unification s’accéléra… avec un pas supplémentaire dans la dépolitisation de la gouvernance. Une monnaie unique était projetée, mais pour sa future stabilité était seulement posé un ensemble de règles, les « critères de Maastricht », portant sur le niveau d’endettement toléré des États (3% de déficit pour les administrations publiques).
Que des règles limitent l’autonomie des parties d’un tout est parfaitement légitime : tous les pays imposent de telles règles à leurs collectivités locales. Mais rien n’était fait pour promouvoir des formes de décisions européennes régulatrices en matière fiscale ou sociale. À la seule protection de l’environnement était accordée, du fait de sa nouveauté, des procédures de décisions à la majorité du Parlement Européen et des États. En outre, le budget du « tout » resta si faible qu’il pouvait à peine compenser les déséquilibres structurels entre régions.
Comment des gouvernements socio-démocrates (en France, celui de François Mitterrand) ont-ils pu accepter un tel marché ? La raison fondamentale est sans doute l’effondrement du mur de Berlin et la désagrégation de l’empire soviétique. Aux yeux de la France et de la Grande-Bretagne, le risque était de voir l’Allemagne réunifiée se construire un empire dans la Mitteleuropa.
Accepter l’Euro et une Europe régie par les règles visait à ancrer l’Allemagne dans l’Europe de l’Ouest.
Marché de dupes. Certes l’Allemagne professe une gouvernance européenne par les règles. Mais en réalité, le dialogue au sein de la « communauté socio-économique » de ses Länder lui permet de pratiquer un interventionnisme local améliorant la compétitivité de chacune de ses régions. De même, la régulation sociale allemande est davantage fondée sur les contrats de droit privé que sur la législation.
Jacques Delors comprit les dangereuses limites du traité de Maastricht, mais promit que les contradictions qu’il développerait impliqueraient rapidement un surcroît d’unification politique. Malheureusement, la tentative suivante de construire une Europe politique, le traité d’Amsterdam (1997), confirma sur l’essentiel, le domaine économique, la gouvernance par des règles. Les critères de Maastricht furent incorporés au traité sous le nom de « pacte de stabilité ».
Avec deux conséquences importantes. D’abord, l’application de ces « critères » entre la ratification de Maastricht (1992) et le passage à l’Euro (1997) contraignit pendant 5 ans les pays européens à une stagnation coordonnée. Les taux d’intérêt réels des banques centrales restèrent fortement positifs alors que la banque fédérale américaine d’Alan Greenspan appliquait la politique inverse. Il en résulta un différentiel d’investissements considérable entre les États-Unis et l’Europe, investissements qui, aux Etats-Unis, prirent la forme d’une bulle des « nouvelles technologies » largement spéculative, mais non sans effet réel. À la fin de la décennie 90, et pour la première fois de l’après-guerre, la productivité croissait plus vite aux États-Unis qu’en Europe.
Puis, après la ratification d’Amsterdam (1997), la gouvernance par les règles prolongea les contraintes de Maastricht, certes adoucies par le succès du passage à l’Euro. Une nouvelle ère de prospérité sembla alors se dessiner pour l’Europe.
D’autant que des coalitions impliquant socio-démocrates, verts et même communistes deviennent majoritaires dans ce qui était désormais l’Union Européenne. Au Sommet de Lisbonne (mars 2000) fut adoptée une stratégie explicite de compétitivité par la formation professionnelle et la recherche scientifique et technique : « Faire de l’Europe le continent le plus compétitif du monde par la connaissance ». Ambition qui aurait du être posée dix ans plus tôt…
Ce sera un échec. Une telle stratégie suppose un gouvernement fédéral apte à l’appliquer : limite à la concurrence interne par le dumping social et fiscal, investissements massifs et coordonnés dans le « capital humain », transferts de crédits vers les pays périphériques. Rien de tout cela n’était prévu. Au contraire, concession aux libéraux, la « stratégie de Lisbonne » reprenait l’antienne des vertus autorégulatrice des marchés, accompagnée d’une vague « méthode de la coordination ouverte ».
Surtout, l’Union Européenne, renonçant à approfondir son unification politique, se lançait dans une fuite en avant vers l’élargissement : tous les pays de l’ancien bloc soviétique furent appelés à adhérer. La volonté géopolitique de contrôler cette zone intermédiaire avec la Russie (que guigne également les États-Unis) se combinait à une évolution profonde du capitalisme allemand qui, comme les États-Unis quinze ans plus tôt, renonçait à sa régulation d’une économie sociale de marché, et cédait à son tour aux sirènes du libéralisme. Les plus beaux fleurons de l’industrie allemande délocalisaient vers ces nouveaux pays, parfois dotés d’un haut niveau de qualification professionnelle mais avec des salaires considérablement plus bas.
Ultime clou sur le cercueil d’une « Europe de la connaissance » : le traité de Nice (2002) prit en compte l’entrée dans l’Union des pays de l’Europe centrale et orientale, tout en organisant une régression du peu d’Europe politique préalablement existante. Les règles de décision en Conseil européen instituèrent un droit de véto généralisé pour chaque pays. Le rêve d’une Europe communautaire s’éloigna au profit d’un vaste libre marché dans lequel la décision politique exigeait une improbable unanimité.
Les raisons de ce recul sont diverses : hégémonie des idéologies libérales, et nationalisme bien naturel des jeunes pays indépendants d’Europe de l’Est, peu soucieux de passer d’une tutelle soviétique à une tutelle bruxelloise. Cette étrange convergence du libéralisme et du nationalisme doit être bien comprise. Dans un espace unifié, où la circulation des marchandises et des capitaux est « libre et non faussée » (par des frontières intérieures), la fragmentation en entités politiques nationales incapables de prendre une décision collective revient à graver dans le marbre le recul du politique au profit des marchés.
Ce couple « libéralisme / souverainisme national », illustré par le couple inattendu « Espagne de Aznar/ Pologne de Kwasniewski » et plus tard par Henri Guaino, conseiller n°1 de Nicolas Sarkozy, s’approfondira jusqu’à la crise mondiale du modèle libéral-productiviste. Certes, les secteurs les plus avertis parmi les élites européennes comprirent le piège dans lequel elles s’enfermaient. En particulier le gouvernement de coalition entre sociaux-démocrates et Grünen allemands mesura que ce jeu menaçait à terme la puissance et même le modèle civilisationnel allemand. Sous l’impulsion du vice-chancelier vert Joschka Fischer, une tentative de forcer l’unification politique fut lancée : la Convention pour rédiger une véritable constitution européenne.
Le virage allemand.
Le Traité constitutionnel européen élaboré par la Convention se heurta immédiatement à la coalition souverainiste-libérale. Espagnols et Polonais en prirent la tête sous le mot d’ordre : « Nice ou la mort ». Les administrations des grands pays (en particulier le ministère des Finances français) s’opposèrent farouchement aux avancées fédéralistes adoptées par la Convention (qui regroupait les parlementaires et les ONG). Les appareils du capital financier (Financial Time, Wall Street Journal) se mobilisèrent pour le Non. Après la chute du gouvernement Aznar, un projet édulcoré fut présenté aux électeurs en 2004. Il fut adopté par les référendums espagnols et luxembourgeois, mais rejeté par la France et les Pays-Bas. Dés 2005, le projet était mort-né.
Les raisons de ce rejet sont connues. Dans le cas de la France : une convergence du souverainisme de droite et du souverainisme « anti-libéral » ; dans le cas des Pays-Bas : une exaspération contre une sphère politique consensuelle et coupée de la population, un malaise croissant face à la montée de l’immigration la plus forte d’Europe. Pourtant l’opposition à l’invasion de l’Irak voulue par G.W. Bush (2003) avait créé une sorte d’opinion publique européenne défendant un « modèle » singulier face à l’hégémonisme de la droite américaine, et favorable à une fusion franco-allemande ! Cela n’a pas suffi : la critique du caractère libéral de l’Europe de Maastricht et de Nice permit aux souverainistes d’imposer… le maintien de l’Europe de Maastricht-Nice.
Ultime « rattrapage » pour l’Europe politique (négocié de façon purement diplomatique et ratifié par les parlements) : le traité de Lisbonne (2007) qui permit formellement d’adopter la plupart des avancées fédéralistes du TCE.
Significativement, le traité fut rejeté par une majorité nationaliste-libérale du peuple irlandais (avec pour motivations principales le souhait de maintenir le dumping fiscal, et la crainte de voir l’Europe imposer le droit à l’avortement). Mais ce vote s’inversera après l’ouverture de la crise, les Irlandais espérant de l’Europe une solidarité, que leur propre dumping fiscal démentait.
Il était trop tard : le pli était pris d’une Europe purement intergouvernementale et donc à la remorque du pays dominant, l’Allemagne. Or celle-ci, à la fin du gouvernement Schröder puis sous Angela Merkel (2005), était désormais résignée à l’absence d’Europe politique, et bascula dans une stratégie individualiste à la chinoise : la minimisation des prix à l’exportation. Le gouvernement Schröder engagea un démantèlement des droits sociaux, aggravé sous Angela Merkel. Il en résulta un retour à la compétitivité allemande qu’avait menacé le coût finalement important de la réunification. Cette compétitivité retrouvée se paya pour l’Europe d’un double phénomène déflationniste. D’une part, le plus important marché central se contractait. D’autre part, ce même pays redevenait compétitif par rapport à tous les pays de l’Union et les contraignait eux aussi à des politiques d’austérité. Contrairement aux Etats-Unis de 1945-1980, l’Allemagne refusait de jouer les « locomotives » de sa zone d’influence, en acceptant un déficit vis-à-vis de ses voisins.
Pire, l’Allemagne (fortement appuyée par la France de Sarkozy) prit la tête d’une croisade « Tout pour la compétitivité des entreprises » qui amènera l’Europe, à la conférence de Copenhague (2009), à renoncer au leadership qui était le sien dans les négociations climatiques depuis une vingtaine d’année. En revanche, après l’accident de Fukushima et la victoire des Grünen dans le Bade-Wurtemberg (2011), l’Allemagne sortira «agressivement » du nucléaire, consciente que cette industrie n’a plus guère d’avenir alors que l’industrie allemande est leader dans les énergies alternatives.
De ce retournement de l’Allemagne, citons une illustration : la réforme du pacte de stabilité. En 2003, le modèle libéral-productiviste connut ses derniers feux au niveau mondial, précipitant une crise écologique du côté de l’alimentation et surtout de l’énergie. Ce nouveau choc entraina en Europe un ralentissement que les gouvernements français et allemand acceptèrent de compenser par les classiques recettes keynésiennes du déficit budgétaire. Le pacte de stabilité était violé. Désormais proclamé « stupide » par le président de la Commission Européenne lui-même, Romano Prodi, il fut au printemps 2005 réformé et assoupli : il n’y aurait plus de sanction à prendre contre les pays qui s’endetteraient excessivement… pour financer les investissements d’avenir.
Malheureusement, le laxisme budgétaire devint une recette générale et permanente en Europe du Sud, tandis que les pays du Nord restaient beaucoup plus vigilants. Quand, 5 ans plus tard, la crise des dettes publiques éclatera, l’Allemagne critiquera le « laxisme » de la réforme de 2005…

 
III- La crise systémique
La crise mondiale qui s’ouvre vers 2007 est l’une des plus grandes crises de l’histoire du capitalisme. Elle est trop complexe à analyser ici. Se combinent une crise de type 1930 (les écarts entre salaires et profits au niveau mondial empêchent les travailleurs d’acheter ce qu’ils produisent et les capitalistes de réinvestir utilement leurs profits) et une double crise écologique (crise énergie/climat, crise alimentation/santé). Cette double crise déclencha la crise des subprime (la hausse du prix des dépenses quotidiennes interdit aux salariés appauvris des États-Unis de rembourser leurs logements hypothéqués). Par ailleurs, elle bloque toute sortie « fordiste » de la crise au niveau mondial : la redistribution des profits vers les salaires est certes nécessaire, mais elle ne peut prendre la forme d’une relance de la consommation de masse de biens matériels et polluants.
Cette crise de fond (comme toutes les crises…) fut d’abord masquée par ses conséquences boursières puis financières : les investissements risqués furent brutalement dévalorisés, et les dettes contractées par les États ne pouvaient plus être remboursées. À l’automne 2008, l’ensemble du monde réagit de façon « keynésienne » : renflouement des banques, et déficits budgétaires massifs. L’Europe, pilotée par le social-démocrate britannique Gordon Brown, suivi par le couple libéral Sarkozy-Merkel, impulsa cette gestion keynésienne de la première phase de la crise. Celle-ci semblait enrayée fin 2009… sauf que certains États européens se retrouvaient gravement endettés. Et les banques désormais ragaillardies s’empressèrent de mordre les mains qui les avaient sauvées, en exigeant remboursement avec intérêt.
Surtout, les créditeurs internationaux (fonds de pension, fonds souverains des pays excédentaires tels la Chine, le Qatar ou l’Arabie Saoudite) commencèrent à prendre en compte la clause des traités européens stipulant que les États ne sont pas responsables financièrement les uns des autres. Ils courent donc un risque différencié de faire défaut, les uns parce qu’ils sont plus endettés que d’autres (l’Europe périphérique), d’autres parce que ils sont grevés de lourds engagements hors-bilan (telle la France, dont l’accident de Fukushima révélait l’exposition au risque d’un accident équivalent, dont le coût serait pour elle de l’ordre d’une demi-année de PIB). Lorsque, en décembre 2009, le Premier ministre grec Geórgios Papandréou, à peine élu, constata que ses prédécesseurs avaient laissé une dette publique largement sous-évaluée, les prêteurs commencèrent à appliquer un différentiel de taux meurtrier par rapport au meilleur emprunteur (l’Allemagne) : le spread.
La première moitié de l’année 2010 vit alors éclater la crise systémique de l’Europe, qui condensait toutes les tensions précédentes. D’une part, l’endettement excessif des pays périphériques n’avait plus aucune chance de se résorber, du fait des politiques de déflation compétitives menées en Allemagne. D’autre part, le risque de défaut d’un pays, si petit soit-il (la Grèce représente 2% du PIB européen), attisait la spéculation contre des pays de plus en plus gros jusqu’à l’Espagne, l’Italie, la France et la Grande-Bretagne, ne serait-ce que parce que ces pays étaient eux-mêmes des créditeurs de pays plus petits risquant de faire défaut. Enfin, les conséquences institutionnelles d’un défaut n’étaient pas du tout claires et donc potentiellement dangereuses. Les assurances sur le défaut de paiement de dettes souveraines (les Credit Default Swaps – CDS) sont des institutions non-régulées dont on ne sait exactement à quelles conditions elles sont déclenchées et avec quels effets. Et le défaut d’un pays dont la monnaie est l’Euro affaiblit nécessairement le crédit de l’Euro lui-même.
Fallait-il dans ses conditions renforcer la solidarité entre pays membres de l’Euro ? Devait-elle être purement financière (des moins endettés vers les plus endettés, au risque de généraliser le doute sur la capacité de remboursement des pays « moyens ») ? Ou impliquer un début de coordination des politiques macro-économiques, ouvrant des débouchés aux plus endettés ? Ou au contraire, allait-on vers l’expulsion des pays faisant peser sur les autres un « risque (ou alea) moral » excessif ?
La réponse fut typique des ambiguïtés de la construction européenne depuis Maastricht. Oui, les autres pays paieraient pour les pays en difficulté. Mais non, il n’y aurait pas de politique macroéconomique commune assurant une balance équilibrée entre les pays les plus compétitifs et les autres : au contraire, on affirmait pousser plus loin encore la gouvernance par les règles, et condamner les endettés à des politiques d’austérités socialement dramatiques et macro-économiquement catastrophiques pour l’Union toute entière. Et non, la Banque centrale ne prêterait pas aux pays en difficulté, car ce « financement par la planche à billets » compromettrait la valeur de l’Euro, ce dont l’opinion publique allemande, encore traumatisée par les souvenirs d’hyperinflation, ne veut à aucun prix. C’est d’ailleurs ce qui se passa, car la BCE « monétisait » indirectement les dettes insolvables : l’euro perdit 20 % par rapport au dollar.
Mais n’était-ce pas surtout la conséquence de la défiance qu’inspirait désormais la construction européenne ?
Ainsi, après 18 mois de négociations et de bricolages, un Mécanisme européen de stabilité (MES) fut adopté le 19 décembre 2011. Financé par tous les pays européens (sauf la Grande-Bretagne et la Tchécoslovaquie qui se trouvèrent de jure expulsés du cœur de la négociation européenne), il aurait la capacité d’intervenir puissamment au secours d’un pays gravement endetté (après avoir, comme en Grèce, imposé l’annulation d’une grande partie de la dette publique aux banques privées… qu’il faudrait donc recapitaliser), et d’émettre des emprunts communs garantis par les Trésors publics, rien de s’opposant à ce qu’il se refinance auprès de la Banque centrale. Mais le même jour fut adopté un second Traité de surveillance, de coordination et de gouvernance (TSCG) fixant des règles beaucoup plus drastiques que celles de Maastricht sur les déficits publics.
Naturellement, aucun pays capable de respecter les règles du TSCG n’aura jamais besoin du MES ! Il s’agissait donc d’une pure rhétorique dogmatique, dirigée contre l’alea moral (le risque d’imprudence d’un agent couvert par une assurance tout-risque), mais dont les accents potentiellement récessifs entrainait un surcroit de défiance de la part des créditeurs internationaux. Toutefois, la ratification du MES au cours du premier trimestre 2012 permit de calmer la spéculation. L’Europe s’engageait en 2012, comme 1992, dans une période d’austérité coordonnée, qui la place dans la situation la plus défavorable du monde industriel pour aborder la conversion écologique… sans pour autant rassurer ses créditeurs.

 
IV. Une issue reste possible
L’Europe garde de très nombreux atouts. Troisième puissance mondiale en population, première en Produit intérieur, elle présente une large gamme de qualifications, dans le haut de la hiérarchie mondiale. Malgré sa fragmentation politique, elle hérite de l’expérience d’un demi-siècle de négociations et de coordination. Cette capacité de coordonner des États jadis hostiles fut même longtemps sa « carte de visite », son modèle de réponse aux défis de la mondialisation. Enfin, malgré son endettement, elle dispose d’une palette de produits exportables suffisamment large (hautes technologies, finances, tourisme…) pour gager solidement la monnaie qu’émet sa Banque Centrale.
Il lui reste donc à assumer clairement, au plan politique, le processus d’unification économique initié il y a une soixantaine d’années. S’unifier politiquement, ce n’est pas se doter de simples règles de coordination (certes indispensables), mais d’une capacité de réponse politique collective à des défis conjoncturels et structurels. Or le grand défi est la sortie de la triple crise mondiale (économico-sociale, alimentaire-sanitaire et énergie-climat). L’Europe en a la capacité, si elle sait transformer les intuitions de la stratégie de Lisbonne en planification de la transition écologique. Les réponses à la double crise écologique sont en effet le support principal de la réponse à la crise macro-économique : formation, investissements « verts »…
Cela implique un élargissement de la solidarité conjoncturelle de l’Europe envers ses composantes nationales (le MES), de sa solidarité structurelle envers ses régions les moins développées (Fonds Européen de Développement Régional), et de développer son organisme de crédit, la Banque Européenne d’Investissement, pour le financement de la transition verte. Ces trois sources de financement pourraient se voir reconnaître clairement le droit à un refinancement à très bas taux auprès de la Banque Centrale Européenne. Enfin, l’Europe doit se doter d’un pouvoir de décision macro-économique refreinant les politiques d’austérité compétitive.
Mais tout cela suppose d’abord et avant tout l’acceptation par les opinions publiques nationales d’un pas en avant majeur vers le fédéralisme européen. Pour paraphraser Massimo d’Azeglio, « Nous avons fait l’Europe, il nous reste à faire les Européens. »

 
Alain Lipietz

 
Pour en savoir plus.
« Questions européennes », Conseil d’analyse économique, n°27, 2000
« Politique économique et croissance en Europe », Conseil d’analyse
économique, n°96, 2006
« Perspectives 2011-2012 », Revue de l’OFCE n°119, 2011
Lipietz Alain, Green Deal. La crise du libéral-productivisme et la réponse
écologiste, La Découverte, Paris, 2012.